Le kotodama, énergie créatrice de l’univers
Le kotodama est le principe fondateur de l’aïkido. Pourtant, durant plus de 25 années de pratique, je n’en avais jamais entendu parler. C’est durant mon séjour au Japon en 2018, lors d’un stage presque confidentiel que j’ai découvert le kotodama, presque par hasard. Cela est d’autant plus étonnant que Morihei Ueshiba inscrivit l’aïkido directement dans la lignée et la compréhension du kotodama. Plongeons-nous donc dans les racines de ce kotodama pluri-millénaires, et tentons de voir son importance et comment et par qui il nous a été transmis et comment nous pouvons encore le pratiquer aujourd’hui.
Présentation du kotodama
Le Kotodama (ou kototama) est une pratique spirituelle et culturelle japonaise issue de la tradition Shintô. Elle utilise les sons vocalisés pour leur caractère sacré. Ce principe s’appuie sur l’idée que chaque mot possède une force et une vibration distinctes qui, lorsqu’elles sont utilisées de façon appropriée et ciblée, provoque des effets sur l’esprit, le corps et l’âme. Ainsi, chaque vocable transmet une énergie, indépendamment de la signification qui peut lui être attribuée. Par conséquent, la simple prononciation ou l’écoute de ces sons affecte et transforme le monde. Elle peut être accompagnée d’autres sons sacrés issus d’instruments tels que le jōmon, le hōjō, le tambour, le gong et le taiko, mais ce n’est pas une obligation. La pratique du kotodama peut être utilisée à des fins variées, telles que la guérison, le calme, le réconfort, la créativité et la réflexion. Elle vise généralement à inspirer l’harmonie et la paix.
Concrètement, en quoi consiste le kotodama ?
Le kotodama consiste à énoncer les voyelles a e i o u, puis tous les sons composés avec ces voyelles comment montré et expliqué par Jack Wanada dans cette vidéo. On pourrait rapprocher cette pratique de l’aoum bouddhiste, de laquelle elle est très proche, ou du chant des voyelles. Mais limiter le kotodama à cette phonétisation serait extrêmement réducteur. Car le kotodama serait en fait, non seulement à l’origine de l’univers perceptuel, mais en constituerait également bien des aspects. Pour faire un parallèle, nous avons tendance à nous représenter l’univers de manière visuelle. Mais nous oublions que toute la signification que nous pouvons donner à cet univers passe avant tout par le langage. Et donc par les sons qui sont à l’origine de ce langage.
Kotodama et Shintô au Japon
Kotodama et Shintô sont étroitement liés. Le Shintô constitue la religion originelle du Japon. Elle détaille l’histoire bien avant l’apparition de l’homme et de la vie sur terre. Et comment le monde sensible a émergé du monde de l’incréé, celui de l’esprit, duquel s’est détaché la première conscience. Comme le dit Ueshiba-senseï :
Dans un lointain passé, à l’époque des dieux, les êtres humains étaient conscients d’être des esprits et de faire partie du grand esprit universel et unique.
Pour résumer, cet esprit universel se manifeste sous forme d’énergie universelle, nommée Ki en japonais, prajna en sanskrit, et ce, par l’intermédiaire du kotodama. Ce mot est composé en japonais des deux kanjis mots et esprit. Ces mots-esprits constituent les dimensions premières de l’univers. Ils se décomposent ensuite selon les 8 rythmes du yin et du yang, que nous retrouvons dans le Tao et le Yi-king. Ils forment ainsi les éléments premiers et constitutifs de l’univers dans son ensemble.
Dans cette vision, le kotodama constitue la source de toute vie et de toute création. Il est l’énergie fondamentale et indivisible de l’univers, créatrice des formes et des fonctions de l’esprit universel (le ki) et donc de la constitution spirituelle de l’être humain. William Gleason – À la source spirituelle de l’aïkido.
Dans le kotodama, les voyelles A E I O U, sont les constituants même de l’univers. Pour faire une métaphore, ils correspondent dans l’univers spirituel à ce que nos atomes et nos quarks représentent dans notre approche matérialiste. Ces voyelles-mères constituent les vibrations qui sous-tendent toutes les énergies. Elles sont à l’origine de tout.
Le Shintô aujourd’hui
Le Shintô demeure encore aujourd’hui extrêmement présent dans la vie japonaise. En effet, tout foyer japonais possède un autel Shintô qui est entretenu et honoré. Et les visites et cérémonies aux temples Shintô sont nombreuses. Cette religion nous rappelle constamment que le divin demeure présent dans toute chose : les animaux, les plantes, et même les rochers. Le monde matériel n’étant que l’aspect manifesté de la conscience divine. D’ailleurs, les Japonais considèrent le Temple d’Ise comme le lieu le plus sacré du Japon. Ils le visitent et rendent régulièrement hommage à ses divinités fondatrices, notamment Amaterasu, la déesse du soleil, et ainsi qu’au Kaze no kami, le dieu du vent.
Kotodama et aïkido
L’aïkido et le Shintô partagent la même origine, à savoir le kotodama. En effet, Morihei Ueshiba, a créé l’aïkido directement selon ce principe. Il en faisait même un point central, puisqu’il disait :
L’aïkido est une méthode de fusion avec le kototama, l’esprit de l’univers. Les êtres humains sont les enfants de l’esprit divin universel que nous partageons avec tous les êtres.
Selon William Gleason, le kotodama est la source spirituelle de l’aïkido. Mis à part l’utilisation des ki-aï dans la pratique des armes, cet usage s’est presque complètement perdu aujourd’hui. Tout comme cette vision de fusion avec l’esprit de l’univers, concept fondamental de l’aïkido des origines.
Dans la pratique, les 5 voyelles du A E I O U, du kotodama vont se combiner avec les consonnes pour former le syllabaire japonais de 70 sons, les kanas. Chacun correspond à une énergie particulière. Nous ne rentrerons pas dans le détail ici.
Les mouvements et les actions en aïkido s’accompagnent ainsi de sons correspondants à l’énergie voulue ou dégagée. Aujourd’hui, mis à part les ki-aï utilisés lors des séances d’armes et les nombreux bavardages, plus aucune vocalisation n’est effectuée pendant les cours d’aïkido.
Survivance du kototama dans la pratique de l’aïkido
Tada senseï demeure un des rares enseignants à pratiquer et surtout à transmettre le kotodama. Il fait partie également des rares ushi-deshi à avoir pratiqué avec le fondateur. J’ai pu assister à ses cours à Tokyo, ainsi qu’à ses stages à Paris. Et la vocalisation des sons A E I O U, ainsi que du rire associé à chaque lettre fait partie de la routine d’échauffement qu’il a mise en place dans son dojo à Tokyo.
Maître Noro, également ancien ushideshi de O’senseï faisait lui aussi référence au kotodama dans son enseignement du kinomichi, pratique dérivée de l’aïkido.
Le Nippon kempo, un sport de combat, proche de l’aïkido dans ses principes, mais beaucoup plus axé sur le combat, se sert également des principes du kotodama.
L’expérience de kotodama dans le cadre d’un stage d’aïkido
Mais ce n’est pas seulement avec Tada senseï que j’ai pu expérimenté cette pratique du kotodama. J’ai pu également pratiquer avec l’un de ses disciples : Irié Senseï, lors d’un stage organisé au Butokuden à Kyoto. Nous étions une petite dizaine, dont un autre pratiquant français. Après le cours d’aïkido, nous avons médité en lotus, en formant un cercle, tourné vers l’intérieur. Puis chacun s’est mis à vocaliser les A E I O U. C’était une expérience durant laquelle j’ai pu directement expérimenter une communion des esprits. Cela a généré des vibrations d’énergie et une sorte de lumière divine très intenses.
Kotodama et bouddhisme zen.
On fait parfois le parallèle entre la pratique du kotodama et celle du zen. Pourtant, si l’esprit peut sembler très proche, il n’existe pas de pratique similaire dans le zen. Même si la récitation des sutras est courante dans le zen, la pratique du son aoum ne l’est pas dans l’école de kodo sawaki.
Le kotodama aide ainsi à comprendre le sens véritable et la profondeur universelle de l’aïkido, qui selon la signification même des termes se voulait la voix de l’harmonisation avec l’énergie universelle, le ki. Il demeure néanmoins difficile de transmettre comment le kotodama a autant imprégner cet art martial, tout en ayant apparemment disparu dans sa forme. Si vous voulez en savoir plus sur le kotodama et l’aïkido, pour pourrez utilement vous référer à l’ouvrage cité de William Gleason dont j’ai tiré quelques exemples et dont je me suis lointainement inspiré pour écrire cet article.
Connaissiez-vous le kotodama ? L’avez-vous déjà pratiqué et dans quelles circonstances ?