Conte zen – Koji et le maître d’armes
Koji était un garçon de la campagne. Il vivait une vie rythmée par les travaux des champs au cœur de la région du Yamato, au début de l’ère Heian. Il n’avait pas vraiment de famille. Il n’avait jamais su qui étaient ses vrais parents, et avait été élevé par un « oncle ». Il était trop pauvre pour avoir une femme, et survivait tant bien que mal dans une sorte de cabane misérable. Des bandes de brigands venaient régulièrement faire des razzias dans son village. Ils pillaient le peu que les paysans avaient mis de côté, violaient les femmes et incendiaient les maisons. Et les habitants devaient à chaque fois tout reconstruire, réensemencer leurs champs et faire de nouvelles réserves, en attendant dans l’angoisse le jour où les brigands reviendraient.
Koji n’était pas très costaud. Il peinait dès qu’il s’agissait de porter les lourds fagots de bois qu’il allait ramasser dans la forêt. Et les travaux des champs avaient fini par l’estropier et il marchait voûté malgré son jeune âge. Comme tout le monde, il craignait lui aussi le retour des brigands. Tout le monde savait qu’il était courageux et travailleur. Mais quand il disait que la prochaine fois, il défendrait le village, on tentait par tous les moyens de le décourager, quand on ne se moquait pas de lui.
À chaque samouraï qui passait, il demandait de lui enseigner leur art et de le prendre comme disciple. Mais tous refusaient. Invoquant à chaque fois des prétextes différents. C’était soit une mission à accomplir, la trop lourde responsabilité que cela impliquait, son manque d’éducation. Mais Koji n’en démordait pas. Il serait un jour samouraï. Et plus il essuyait de refus, plus sa détermination se renforçait.
Un jour, un samouraï de passage lui parla d’un maître d’armes qui avait son école dans un monastère reculé dans la montagne. À force de riz et de saké, Koji réussit à le soûler et à lui soutirer le nom et l’endroit où résidait ce maître d’armes. Avant même le réveil du samouraï, Koji avait fait son balluchon et était parti sur les routes.
Il erra pendant des semaines à la recherche de ce maître d’armes. Personne ne le connaissait, ni n’avait entendu parler de lui, pas plus que de l’endroit du monastère où il pratiquait. Il se demandait s’il ne s’était pas fait berner et allait presque renoncer, quand on lui indiqua enfin l’endroit, reculé au fin fonds des montagnes.
Il monta des sentiers escarpés qu’il fallait parfois presque escalader. Il traversa des forêts de pins, de mélèzes et d’immenses cèdres du Japon qui dressaient leur fut tout droit vers le ciel. Cela lui donnait le tournis rien que de lever les yeux vers le haut. Koji entendait des voix de femmes dans les bois. Elles l’appelaient hors du sentier, mais Koji ne se détourna pas.
Koji finit par atteindre un petit ermitage perdu au milieu de la montagne. Il entendit des cris et des halètements et se rapprocha prudemment. Il ne voulait pas se trouver nez à nez avec des brigands. Mais quelle ne fut pas sa surprise de voir toute une bande de jeunes gens s’entraîner à manier le sabre en poussant des ki-aïs puissants, qui sortaient d’un grand dojo ouvert sur l’extérieur. Il fut impressionné par la vivacité des coupes et par l’enchaînement des parades. Il arrivait à peine à distinguer les épées, que celles-ci étaient déjà arrachées des mains de l’adversaire qui chutait au sol.
Koji s’approcha doucement. Il était au bord de l’épuisement. Il demanda à voir le maître d’arme. On lui servit un bol de riz et de l’eau. Et quand il se fut un peu restauré, on lui demanda de s’en retourner chez lui. Koji n’avait pas fait tout ce chemin pour rien. Il insista. Mais on lui refit la même réponse.
Koji dormit une première nuit dans la forêt, s’abritant comme il pouvait. Il revint le lendemain à l’ermitage et redemanda à voir le maître d’arme. On lui redonna un peu d’eau et de riz, et on lui fit la même réponse négative, en lui demandant de rentrer chez lui.
Mais Koji revint tous les matins pendant des semaines, et essuya toujours la même réponse négative.
L’hiver avait commencé. Et les grands froids s’installaient. La neige était tombée en abondance pendant la nuit. Koji était congelé et presque mort de froid quand il s’approcha de l’ermitage. Quelle ne fut pas sa surprise quand on le fit rentrer à l’intérieur du bâtiment qui abritaient cette école d’arme si prestigieuse. On le conduisit à travers quelques coursives jusqu’à une petite pièce d’à peine quelques tatamis. Un homme était assis en méditation, avec le costume noir des moines zen. Koji pouvait à peine distinguer son visage. Quand il se mit à parler, il ne distingua même pas les lèvres bouger.
— Alors il paraît que tu veux apprendre le maniement du sabre ? demanda la voix grave et caverneuse.
— Oui, maître !
— Tu sais que c’est une voie difficile ?
— Oui, maître !
— Tu sais que ceux qui s’y engagent doivent y consacrer tous leurs efforts ?
— Oui, maître !
— Que tu ne reverras probablement plus les tiens ?
— Je n’ai pas de famille !
— Bien, alors comment t’appelles-tu ?
— Je m’appelle Koji, ce qui signifie orphelin.
— Tu t’appelleras désormais Mukyu, ce qui signifie sans grade, débutant.
— Bien maître !
— Et tu commenceras par balayer la cour.
— Mais la cour est couverte de neige, maître !
— Et bien justement ! Tu déblayeras toute la neige, nous avons décidé de nous entraîner dehors aujourd’hui !
— Bien maître !
Mukyu était chargé de toutes les corvées. Il épluchait les légumes, allait chercher du bois dans la forêt, balayait la cour et toutes les pièces du monastère. Sa vie ne se différenciait pas beaucoup de celle qu’il avait vécue au village. Mais il pouvait parfois observer les élèves s’entraîner. Et il rêvait du jour où lui aussi pourrait faire partie de ces derniers. Mais les jours passaient. Tous les matins, il demandait quand il pourrait faire partie des élèves. Et toujours, on lui répondait que le moment viendrait quand il serait prêt.
Le printemps arriva, puis l’été, puis un autre hiver. Mukyu se demandait parfois ce qui distinguait sa vie d’autrefois de sa vie actuelle. Et dans ces moments, il était nostalgique de son village. Il aurait bien aimé revoir ses amis. Mais il savait qu’il était venu pour apprendre le maniement des armes, et pour pouvoir défendre son village le jour où les brigands reviendront. Alors il se disait qu’il fallait qu’il patiente.
Les jours passaient, mais Mukyu ne faisait toujours pas parti des élèves. Il en avait vu passer des bien plus jeunes que lui être accepté. Un jour, à la fin du septième hiver, Mukyu en eut assez. Il prit son balluchon et commença à redescendre par le sentier.
Il aperçut le maître qui coupait du bois avec une hache et passa devant lui sans même le saluer.
— Où vas-tu comme ça, Mukyu ?!
— Je rentre chez moi ! Vous m’aviez promis que vous m’apprendriez le maniement du sabre ! Cela fait 7 ans que j’attends patiemment en faisant tout ce qu’on me demande de faire ! C’est fini ! Ma patience est à bout !
— Viens m’aider à couper du bois ! Au lieu de dire des âneries. Nous avons besoin de faire du feu pour réchauffer le dojo !
Et Mukyu fit demi-tour pour aider le maître. Il prenait de l’âge. Mais il renforçait sa musculature et redressa progressivement sa posture. Mais il observait toujours les jeunes élèves s’exercer avec amertume et envie. La plupart étaient plus jeunes que lui et étaient arrivés bien après. Il se sentait seul et avait envie de revoir les siens. Mais il se disait qu’après tant d’années, personne ne le reconnaîtrait plus au village.
Mukyu en finissait presque par oublier pourquoi il était monté jusqu’à cet ermitage perdu au milieu de la montagne. Mais un jour, n’y tenant plus, il alla revoir le maître :
— Cela fait maintenant des années que vous m’avez promis de m’apprendre la maniement des armes, et je vois défiler des nouveaux élèves tous les jours, et je ne peux même pas assister aux cours.
— Tu as raison, Mukyu. Tu as fait du beau travail jusqu’à ce jour. Et cela mérite une récompense. Tu vas pouvoir assister au cours, mais une fois que tu auras fini tes tâches du jour. Et regarde, tu vois cette ligne qui délimite le bord du tatami, je te demande de ne pas la franchir, et surtout de ne faire aucun bruit quand tu t’approches.
Et ainsi, tous les jours, après ses tâches quotidiennes, Mukyu venait assister au cours dans le dojo. Il s’approchait en marchant délicatement, glissant sur la ligne qui délimitait le dojo, veillant à ne pas pénétrer à l’intérieur et surtout à ne pas faire de bruit.
Il était heureux de pouvoir enfin assister au cours. Mais toujours envieux de ne pas pouvoir y participer lui aussi. Il se disait que sûrement son heure viendrait un jour. En attendant, il s’astreignait à bien effectuer les tâches qui lui étaient assignées.
Puis les jours passèrent, les printemps, les étés, les hivers et les automnes. Mukyu avait complètement oublié Koji et son village. Il se souvenait juste de son désir d’apprendre le maniement des armes. Et tous les jours, il demandait au maître quand il pourrait faire partie de ses élèves.
Mais un jour, il n’y tint plus. Mukyu s’introduisit subrepticement dans le dojo. Il se saisit d’un sabre bien aiguisé et répéta les mouvements qu’il avait vu tant et tant de fois. Il se battait seul contre des ennemis invisibles. Il en venait de nouveau à chaque fois. Et à chaque fois, il les coupait en deux, soit par une coupe de haut en bas, ou en diagonal, ou de bas en haut. Les ennemis se faisaient de plus en plus nombreux. Il agissait de plus en plus vite.
Mukyu était tellement aux prises avec ses ennemis invisibles, qu’il n’avait pas remarqué la présence du maître qui l’observait. Le maître fit un pas dans le dojo et Mukyu pensant que c’était son dernier ennemi, abattit son sabre sur le maître. Ce dernier évita l’attaque d’un déplacement leste et presque imperceptible.
— Tu aurais pu me trancher si tu n’avais pas arrêté ton geste ! Bravo Mukyu !
— Alors, c’est vrai, je vais enfin pouvoir m’entraîner ?
—Tu n’as pas besoin de t’entraîner, Mukyu !
— Ah non, vous n’allez pas me soumettre à une autre épreuve ?!
—Tu viens de la réussir brillamment !
—Alors, quand est-ce que je commence les cours ?
— J’ai compté, Mukyu, cela fait trente ans que tu t’entraînes avec courage et application !
— Je vais donc pouvoir pratiquer avec les autres ?
— Non Mukyu !
— Mais pourquoi ?!
— Parce que tu vas devoir maintenant quitter le temple !
— Vous n’allez pas me chasser maintenant ?
— Je suis obligé ! Aucun de mes autres élèves ne t’arrive à la cheville. Et si je te mettais avec les autres, ils seraient soit découpés en morceaux, soit dépités.
— Mais je ne comprends pas ?! Je n’ai toujours pas commencé ?!
— Pendant 7 années, tu as appris la pratique du bâton en balayant la cours, puis pendant 7 autres années, tu as appris à tenir un sabre en fendant du bois, puis tu as appris à marcher sans faire de bruit pendant 7 autres années. Et tu as observé toutes les techniques. Tu n’as plus qu’à les appliquer.
— Mais je n’ai pas fait un seul combat !
— Sache que tu n’as pas besoin de combattre ! Vas, tu peux maintenant retourner d’où tu viens et protéger ton village. Plus aucun brigand ne viendra vous déranger.
— Mais comment est-ce possible ?
— Ne t’inquiète pas, ta réputation d’invincibilité t’a déjà devancée. Je me suis chargée de faire savoir dans toute la province du Yamato que Muteki était le plus redoutable de mes élèves.
— Muteki ?
— Oui, c’est ton nom de samouraï. Il signifie justement sans ennemi, invincible.
— Mais encore une fois maître, je ne comprends pas. Et tous vos autres élèves ?
— Aucun ne t’arrive à la cheville, aussi bien en ce qui concerne la force physique que tu as acquise en coupant du bois, la précision de tes coups que tu as acquis en balayant, ni tes déplacements silencieux, que tu as acquis en venant regarder les autres pratiquer. Et surtout, tu as appris à accepter la mort en pratiquant zazen.
— Mais comment vous remercier ?!
— Ne me remercie pas. Et surtout, tu dois tenir absolument secret la manière dont tu es arrivé là, et le contenu de mon enseignement. Sinon plus personne ne voudrait venir se former chez moi.
— Mais qu’apprenez-vous à vos élèves ?
— Je leur apprends à gesticuler. Cela leur donne le sentiment de savoir faire plein de choses avec leurs armes. Mais c’est totalement inefficace !
— Mais pourquoi avez-vous tant d’élèves ?
— Il faut bien vivre ! Tu sais que mon école coûte très cher !
— Et alors, moi, parce que je ne pouvais rien vous payer…
— Oui, tu es devenu mon meilleur élève. Adieu maintenant Mukyu !
— Je croyais que je m’appelais Muteki.
— Tu es Muteki pour les autres. Mais pour moi, et aussi pour toi, tu dois toujours rester Mukyu, et garder l’esprit du débutant ! Sinon tu es mort !
Koji retourna dans son village. Il le retrouva prospère. Les champs étaient parés de superbes céréales. Les greniers étaient bourrés à craquer. Les habitations étaient devenues cossues. Et la population avait augmenté. Quand il questionna sur les incursions des brigands, on lui répondit qu’il n’y en avait pas eu depuis son départ. Il fut tout d’abord étonné et aussi déçu. Parce qu’il pensa qu’il s’était donné tout ce mal pour rien. Et il reprit sa vie quotidienne : il participait aux travaux des champs, balayait, coupait du bois. Parfois, il se surprenait lui-même à se déplacer sur la pointe des pieds sur le bord de l’engawa de sa maison, en se souvenant des cours d’armes auxquels il avait assisté pendant toutes ces années.
Un jour, il demanda à l’ancien du village comment ils avaient fait pour se défendre pendant tout ce temps. Et ce dernier lui répondit :
— Nous avons reçu un jour la visite d’un samouraï très renommé qui disait s’appeler Mukyu et qui décida de venir s’installer chez nous. Comme ce samouraï avait la réputation d’être invincible, aucun brigand n’osait pénétrer. Il lui suffisait de se présenter à l’entrée du village, et les brigands déguerpissaient comme des lapins !
2 commentaires
Taketo
Ce conte est créé par toi, Christophe san ? Je l’ai écouté curieusement en pensant à toi ! J’ai trouvé une photo de Kurama sans doute prise lors de notre voyage. Merci !
Christophe
Je n’ai pas « créé » mais adapté ce conte, à ma manière. Et comme tu as pu le constater, la photo de Kurama a été prise lors de notre première rencontre ! 😉 Tu es perspicace !